XI
Mais il s’agit bien d’amour aujourd’hui. Armand est malade, gravement malade ! Armand est en péril de mort !
Cela lui a pris, six semaines après son retour à Paris. Mme Bernard se rappelle parfaitement que, depuis quelques jours, il avait l’air inquiet, excité. Il a commencé par se plaindre de migraines, par porter à chaque instant sa main à son front, comme s’il lui devenait par trop pesant.
– Qu’est-ce que tu as donc ? lui disait sa mère effrayée. Tu as trop de couleurs... Je n’aime pas cela... Ce n’est pas naturel.
Mais il répondait insoucieusement : « Bah ! cela se passera », secouait sa belle chevelure comme pour chasser le mal, et, malgré les observations réitérées de sa mère, continuait à sortir le soir pour aller retrouver cette Henriette, – oh ! cette fille ! – et cela par la boue humide, par le temps pourri de décembre.
Enfin, l’autre matin, – n’était-il pas encore rentré à plus de minuit, le malheureux enfant ? – il a sonné Louis, le valet de chambre, dès le petit jour, et il lui a dit, en parlant avec effort :
– J’ai passé une mauvaise nuit... Je ne suis pas bien, décidément... Allez chercher ma mère... J’ai soif, j’ai la fièvre... Oh ! comme ma tête me fait mal.
Aussitôt prévenue, Mme Bernard a passé un peignoir à la hâte et est accourue auprès de son fils. Il avait le visage très rouge, le front brûlant, et il grelottait sous les couvertures, claquant des dents, secoué de continuels frissons.
La fièvre typhoïde ! Si c’était la fièvre typhoïde ! En ce moment, elle est à Paris, à l’état épidémique. Mme Bernard a lu cela dans les journaux, elle s’en souvient maintenant. Et l’affreuse maladie s’attaque surtout aux très jeunes gens, est particulièrement redoutable pour les personnes affaiblies. Si c’était cela ? Seigneur, mon Dieu ! Si c’était cela ?
Mme Bernard se pend aux sonnettes. La maison est sens dessus dessous.
– Léontine ! crie-t-elle à la vieille femme de charge qui arrive en boutonnant son corsage. Léontine, vite, sautez dans un fiacre !... Allez chercher le docteur Forly. Qu’il vienne tout de suite, tout de suite !
Et elle reste là, impuissante, ne sachant que faire, regardant son fils qui se cache la tête dans l’oreiller et pousse de gros soupirs de souffrance.
Enfin, au bout d’un quart d’heure, Léontine reparaît, suivie du médecin de la famille, qu’elle a eu la chance d’attraper juste au moment où il montait en voiture pour aller à son hôpital.
C’est un vieux praticien aux façons méthodiques et un peu surannées, qui écrit solennellement en tête de ses ordonnances : « Je conseille », et qui ne manque pas de terminer ses formules par les trois lettres cabalistiques M. S. A. (misce secundum artem). Mais il est fameux pour la sûreté de son diagnostic, pour son coup d’œil médical.
Il s’assied auprès du lit en ôtant ses gants avec lenteur, tâte le pouls du malade, l’examine, l’interroge, puis il se lève, en déclarant d’une voix cordiale :
– J’en ai vu bien d’autres. Nous viendrons bien à bout de ça.
Mais sa bonne humeur sonne faux, et dès qu’il a tourné la tête, Mme Bernard a vu qu’il fronçait le sourcil. Haletante, elle l’entraîne dans la chambre voisine.
Oh ! l’horreur ! C’est bien ce qu’elle redoutait ! C’est la fièvre typhoïde ! Le vieux et prudent médecin est forcé de l’avouer à Mme Bernard, dans l’intérêt du malade, pour qu’on ne néglige aucune précaution. Et la maladie, ajoute-t-il, se déclare avec une extrême violence. Puis il rédige ses prescriptions et promet de revenir dans quelques heures.
Et, depuis dix jours, dix épouvantables et mortels jours, la fièvre augmente, le malade s’affaiblit. Et le petit thermomètre que sa mère lui met d’heure en heure sous l’aisselle, – oh ! le pauvre enfant ! le moindre mouvement l’épuise ! – l’impitoyable thermomètre marque toujours d’effrayants degrés de température. Trente-neuf ! Quarante ! Quarante et un ! Et, au delà, ce sera la mort ! Mais ces médecins sont donc tous des ânes bâtés ! Ils ne peuvent donc rien ! Jusqu’à ce docteur Forly, en qui Mme Bernard avait toute confiance ! S’il se trompait, pourtant ? S’il manquait de prudence, – ou d’énergie ? Il revient à présent plusieurs fois par jour, le docteur, et il a toujours l’air plus sombre, et il ordonne son éternel sulfate de quinine. Des doses énormes ! Si c’était trop, – ou pas assez ? Ce traitement par les bains glacés dont on parle tant, qui a fait des miracles, à ce qu’il paraît, pourquoi le docteur Forly n’en essaye-t-il pas ? Mme Bernard veut voir d’autres médecins, appeler au secours les célébrités, les grands guérisseurs.
Il en vient trois à la fois, enveloppés de lourdes pelisses, dans leurs coupés confortables. Et la mère en détresse veut voir luire l’éclair du génie dans leurs yeux fatigués, sur leurs faces mornes de savants ; elle veut prendre confiance dans la grosse rosette de leur boutonnière, dans leurs titres ronflants de professeurs et d’académiciens, dans leurs noms connus de toute la France. Mais, dès qu’ils sont en présence du malade, elle épie et découvre sur leurs visages cette légère moue, cette grimace presque imperceptible qu’elle connaît chez le docteur Forly et qui lui donne froid dans les os. Les médecins passent gravement au salon pour se consulter entre eux, et, derrière la porte fermée, elle écoute, raide d’angoisse, le murmure confus de leurs voix. Sainte Vierge ! si tout à l’heure ils pouvaient lui affirmer qu’Armand n’est pas en si grand péril, qu’ils répondent de sa vie ! Ah ! quelle joie ! À en mourir ! Mais non. Ils reparaissent avec leur air de sphinx, leur physionomie murée. Elle n’obtient d’eux que des phrases banales : « Il faut attendre... Une réaction favorable peut se produire... », et quelques froides paroles d’espoir. Misère de misère ! Est-ce que son fils va mourir ?
Car il va plus mal, elle s’en aperçoit bien. Les accès de délire sont continuels. Dans cette chambre surchauffée et puant la pharmacie, Mme Bernard passe des journées de vingt-quatre heures, tenue toujours éveillée par l’épouvante, au chevet de ce lit qui semble exhaler une vapeur de fièvre et dans lequel le malade s’agite et gémit faiblement. Les nuits surtout sont terribles. Courbée dans son fauteuil par la fatigue et la douleur, la pauvre femme tâche quelquefois de prier. Car, tout d’abord, devant son enfant en danger, la Corse avait retrouvé, au fond d’elle-même, toutes les dévotions italiennes de son enfance. À Saint-Thomas d’Aquin, on dit chaque jour plusieurs messes pour Armand, et Léontine court sans cesse à travers Paris pour faire brûler des cierges à tous les saints spéciaux, à tous les autels privilégiés. Mais vœux ni neuvaines n’ont donné aucun résultat, et Mme Bernard, qui, dans ce moment même, roule distraitement entre ses doigts un chapelet bénit par le Pape, a le cœur soulevé de révolte et de blasphème.
Quelquefois, quand le malade s’apaise, c’est, dans la chambre funèbre, à peine éclairée par la lueur pâle de la veilleuse, un silence noir, épais, profond. Seule, la vieille pendule de Saxe, sur la cheminée, fait entendre sa palpitation rapide. Tic-tac, tic-tac, tic-tac, tic-tac. Et, machinalement, Mme Bernard l’écoute. Comme le temps va vite ! Comme elles courent, les secondes haletantes ! Comme elles se précipitent ! Et vers quel but inconnu ? Tic-tac, tic-tac, tic-tac. Quelle est donc l’heure fatale qu’elles ont tant de hâte d’atteindre ? tic-tac, tic-tac, tic-tac. Qui donc les attend au rendez-vous vers lequel elles galopent de ce train enragé ? – Si c’était la mort ?
Mais, brusquement, Mme Bernard s’est levée. Son fils vient de remuer un peu, il a fait entendre une plainte légère. Elle se penche sur lui, anxieuse, avec un geste qui le couve.
– Comment te sens-tu, mon petit Armand ?... As-tu soif, mon mignon ?... Que veux-tu ?... Dis, je t’en prie !...
Le malade au maigre visage, à la barbe sèche, aux narines pincées, ouvre alors ses yeux qui regardent sans voir, ses yeux démesurément agrandis par la fièvre, et, du fond de son délire, dans un murmure à peine distinct, dans une sorte de soupir où il y a encore de la tendresse, il exhale un nom de femme :
– Henriette !
Mme Bernard étouffe un cri de fureur. Henriette ! Il pense encore à cette Henriette ! Il la revoit dans ses cauchemars ; il l’appelle dans son agonie ! Mais s’il meurt, c’est elle qui en sera cause. Oui ! c’est elle, la débaucheuse, la libertine, qui s’est emparée de ce misérable enfant par les sens, qui l’a mis en folie, épuisé d’amour, et qui l’a livré sans force, éreinté, vidé, à la peste qui passait ! Les médecins l’ont déclaré. La maladie a trouvé chez Armand un terrain trop favorable. Il était anémié, exsangue, quand il a pris cette fièvre. Sans cela, il serait déjà en convalescence, guéri, sauvé ! Et elle, la mère, il faut qu’elle entende son fils moribond appeler cette Henriette ! N’est-ce pas à faire bouillir le sang ? Oh ! la fille maudite ! Oh ! la chienne qui lui a tué son enfant !